Bombardement de Bouaké en 2004: Voici ceux qui ont donné l’ordre pour les avions de guerre de Gbagbo
28 juillet 2017Le 6 novembre 2004, l’armée de Laurent Gbagbo bombardait la force française Licorne, faisant dix morts et trente-huit blessés. Treize ans plus tard, de nombreuses zones d’ombre demeurent. JA lève un coin du voile.
Un bruit sourd, une explosion, un silence et une seconde qui paraît une éternité. L’air est chargé de poussière blanche et de poudre à l’odeur âcre. Sonné, le soldat E. reprend difficilement ses esprits, constate que ses mains sont toujours là. Il a mal aux jambes mais n’ose pas baisser le regard. Enfin, la fumée se dissipe. S’offre alors à lui un spectacle de désolation. Celui d’une scène de guerre qu’il décrit ainsi: « Je distingue un mort au sol, la tête sur une marche où coulent les dernières giclées de sang, son casque a été arraché, il n’a plus son bras droit ni son gilet pare-balles, déchiré et éparpillé en plusieurs morceaux. » Il est 13 h 20 (heure Gmt) ce 6 novembre 2004, le lycée Descartes de Bouaké, où est basé un détachement de la force française Licorne, vient d’être bombardé par l’armée ivoirienne. Le bilan est lourd: dix morts (neuf militaires français et un civil américain) et trente-huit blessés.
Près de treize ans après les faits, au bout de douze années de procédure judiciaire en France, cet événement tragique, qui a bouleversé les relations franco-ivoiriennes, n’a pas livré tous ses secrets. Aujourd’hui encore, à Abidjan comme à Paris, les témoins de l’époque expriment les mêmes réticences à livrer leur version des faits. « Je ne veux plus évoquer cette affaire. C’est à cause d’elle qu’on en est arrivé là », lâche Kadet Bertin Gahié, ancien ministre de la Défense de Laurent Gbagbo, pour qui la chute en 2011, et aujourd’hui le jugement pour crimes contre l’humanité à la Cour pénale internationale seraient les conséquences des événements de Bouaké. « C’est une affaire extrêmement sensible. Tout est politique », résume ainsi une source judiciaire ivoirienne.
Le bombardement de Bouaké se déroule au troisième jour de l’opération ivoirienne baptisée Dignité, et élaborée afin de permettre au président Laurent Gbagbo de reprendre le nord de la Côte d’Ivoire, alors contrôlé par les rebelles des Forces nouvelles. Depuis la tentative de coup d’État de septembre 2002, le pays est coupé en deux, séparé par une zone dite de confiance où patrouillent les Casques bleus de l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire), appuyés par les soldats de la force française Licorne. Gbagbo n’en fait pas mystère: las d’attendre une opération militaire de la France pour désarmer les rebelles, il songe à lancer lui-même une offensive. Et Bouaké, considéré comme la capitale de la rébellion, où se trouvent son état-major et des unités de combat, s’impose comme une cible prioritaire.
Pression
C’est presque mot pour mot ce qu’il confie à l’ambassadeur de France, Gildas Le Lidec. Le 2 novembre 2004, ce dernier est reçu en audience par le chef de l’État ivoirien, en compagnie du général Poncet. Les deux officiels français tentent de dissuader Gbagbo de « traverser la ligne de confiance », mais ce dernier semble ne rien vouloir entendre.
Il est « fâché », évoque « la pression des militaires» et ne raccompagne pas ses invités à leur voiture. Pourtant, le soir même, Désiré Tagro, l’un de ses conseillers, s’exprime à la Rti (Radiodiffusion-télévision ivoirienne) et demande aux militaires d’être « patients » comme si le message français avait été entendu. Gbagbo bluffe-t-il, comme il sait si bien le faire, ou a-t-il réellement décidé de surseoir à son offensive? Le Lidec penche pour cette seconde hypothèse, et demande même l’annulation de l’entretien téléphonique prévu le lendemain entre le président ivoirien et le président français, Jacques Chirac. Trop tard. L’échange entre les deux chefs d’État tourne mal, Chirac se montrant particulièrement ferme. « Personne ne m’a jamais parlé comme ça », lance Gbagbo à Le Lidec, après l’entretien, et avant de lui annoncer son intention de maintenir l’opération.
À Yamoussoukro, tout est d’ailleurs prêt depuis plusieurs jours. On retrouve dans la capitale administrative, les principaux hommes de confiance de Laurent Gbagbo: le commandant de l’armée de l’air, Édouard Séka Yapo, le colonel Philippe Mangou, commandant du théâtre des opérations des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), et son adjoint chargé des forces aériennes, un certain « Kuye », qui pourrait être le lieutenant-colonel Nicolas Kuie Gadjai, chef du détachement Air de Yamoussoukro.
Ils tiennent tous les soirs des réunions secrètes à la présidence. Des éléments de la garde républicaine, un char et des blindés légers viennent renforcer le dispositif. Le 2 novembre, les détachements de militaires français qui surveillent l’aéroport, observent un Antonov An-12 immatriculé Tu-Vma et deux Sukhoi biplaces atterrir sous leur nez. La tension entre Français et Ivoiriens monte d’un cran, mais Paris laisse faire. L’État-major ivoirien peaufine les détails de son offensive. Des cartes sur lesquelles sont indiqués les ordres et les cibles à viser, sont distribuées. Le 3 novembre, des bombes sont acheminées par pick-up. Dans le salon VIP de l’aéroport, une dernière réunion est organisée, à laquelle participent notamment les équipages des Sukhoi. Ils décollent le lendemain, jeudi 4 novembre, à 7 heures du matin.
Visés
À une centaine de kilomètres de là, Bouaké sort de sa torpeur. Il fait terriblement chaud en ce mois de ramadan. Ce matin-là, Sangaré a pris son temps. Alors qu’il se rend au travail en centre-ville, un jeune rebelle l’interpelle: « Mais que fais-tu dehors? Depuis 5 heures, le troisième bataillon subit des tirs. ». En découvrant les Sukhoi dans le ciel de Bouaké, beaucoup, comme Sangaré, s’interrogent.
La plupart n’ont jamais vu des avions de combat aussi sophistiqués. « J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait des vieux Alpha Jet saisis par les rebelles en 2002. Ce n’est qu’en entendant les premiers bombardements, que nous avons compris que nous étions visés », raconte Dramane, un ancien rebelle qui se trouvait au corridor sud. Un ex-« comzone » (commandant de zone rebelle) se souvient, aujourd’hui encore, avoir été pris par surprise: « Tout le monde s’attendait à ce que Gbagbo lance une offensive. Mais nous ignorions à quel moment. Les officiers de liaison français, avec qui nous échangions beaucoup d’informations, ne nous ont pas prévenus. Ce n’est qu’avec les mouvements de troupes puis les premiers bombardements que nous avons compris que l’opération avait débuté. » Les avions effectuent trois raids avant de regagner Yamoussoukro. Là-bas, les équipages sont accueillis par des militaires qui les félicitent sous les yeux médusés du détachement français. Le 5 novembre au soir, après une nouvelle journée de bombardements en dehors de Bouaké, l’offensive aérienne doit laisser place à une attaque terrestre.
Plusieurs unités des Fanci progressent au-delà de la fameuse ligne de confiance. Le matin du 6 novembre, un Antonov débarque à Yamoussoukro, environ 150 militaires avec de l’armement lourd. Au même moment, une unité de l’armée qui s’apprête à quitter Brobo, au sud de Bouaké, lance six roquettes contre une position rebelle qui préparait une embuscade. Le colonel André Gouri, qui mène la colonne des Fanci, demande un appui aérien pour assurer sa couverture jusqu’à Bouaké. Les deux Sukhoi redécollent de Yamoussoukro, frappent à deux reprises les Forces armées des Forces nouvelles (Fafn) puis survolent Bouaké à haute altitude. Dans l’enceinte du lycée Descartes, les militaires français ont enfilé leurs casques et leurs gilets pare-balles. Ils sont en alerte, prévenus, comme depuis le début, des frappes ivoiriennes, grâce à un agent de liaison français détaché auprès du colonel Mangou.
En ville, c’est l’heure de la prière. Toute la population est dans la rue. Côté Fafn, la tension est palpable. Au premier passage des Sukhoi, une trentaine d’éléments se cachent dans un bois tout proche du camp français. Ils se sentent pistés par les avions des Fanci. Persuadé qu’il a été la cible de bombardements, le colonel Wattao a d’ailleurs fui la ville pour se réfugier à Katiola. Posté en haut d’un bâtiment mitoyen au lycée Descartes, un soldat ne rate pas une miette de la scène. Les avions virent de nouveau au-dessus du lycée à moins de 200 m d’altitude. Personne n’imagine que les pilotes puissent ignorer qu’ils survolent une base militaire française: tous les véhicules sont coiffés de panneau air-sol rouge, une croix rouge de 4 m2 est disposée sur le toit de l’infirmerie, des drapeaux français et ivoiriens flottent. Les avions passent une troisième fois, l’un au-dessus de l’autre-puis effectuent un large virage par le sud. L’un des deux plonge en piqué, et lâche un panier de quatre ou cinq roquettes … La déflagration dévaste le camp français.
L’Information du bombardement se répand comme une traînée de poudre. Une équipe de Notre Patrie, la télévision de la rébellion, qui suivait les avions dans un pick-up jaune, arrive rapidement sur les lieux, filme les premières images des militaires français. À Yamoussoukro, l’agent de liaison français déjeune avec un compatriote de l’Onuci lorsque son téléphone sonne. C’est un assistant du général Poncet: «L’emprise [la base française] a été bombardée. II y a au moins 1 mort et 23 blessés », lui annonce-t-il. Quelques minutes auparavant, le colonel Mangou lui avait pourtant expliqué que les raids étaient terminés pour la journée, et que l’offensive terrestre allait commencer. L’agent français rappelle immédiatement Mangou, qui lance alors un retentissant « merde! c’est pas possible! ». Puis, il appelle le colonel« Kuye », qui, lui, éclate de rire, laissant perplexe le militaire français.
Objection
À Paris, il est environ 14 heures quand Michel de Bonnecorse, le chef de la cellule Afrique, rejoint à pas de course sous les dorures de l’Élysée, le général Henri Bentégeat, chef d’état-major des armées. Après quelques minutes de concertation avec leurs adjoints, ils téléphonent au président de la République, qu’ils retrouvent ensuite dans son bureau. Un consensus se dégage rapidement sous l’impulsion des militaires. Pour éviter que de telles frappes puissent se reproduire, ordre est donc donné de détruire les Sukhoi. Chirac émet une seule objection: les avions doivent être détruits au sol, pour éviter de tuer les équipages.
L’agent de liaison français est rappelé par Paris: « Tu as dix minutes pour te mettre à l’abri », lui intime-t-on. Dans le même temps, à Abidjan, l’ambassadeur Le Lidec est prévenu, et s’étonne de cette décision. « Ordre du président », lui répond Bonnecorse. L’armée française ne se contente pas de détruire les Sukhoi par missile. En fin de journée, deux hélicoptères Mi-24 et un Mi-8 sont détruits à la présidence ivoirienne de Yamoussoukro et, sur décision du commandement militaire français, sans l’autorisation directe de Chirac et à laquelle s’oppose d’ailleurs le colonel de Revel, chef de corps du 43ème Bataillon d’infanterie de marine (Bima), d’autres avions ivoiriens sont ciblés à l’aéroport d’Abidjan.
Dans son rapport de mission, ce dernier raconte avoir voulu privilégier la négociation, mais « le général [Poncet] ne voulait pas en entendre parler, et a donné l’ordre de détruire les avions ». « C’est un ordre du président», rétorque Poncet avant de lancer, selon de Revel: «Je veux des morts ivoiriens ». Le chef de corps appliquera finalement les ordres de Poncet à minima: les avions sont attaqués à la hache par une poignée de militaires français. A Bouaké, l’annonce de la destruction de l’aviation ivoirienne est suivie de scènes de liesse. « Nous avons tous été soulagés car, les forces n’étaient pas égales. Nous ne pouvions pas lutter contre ces avions », confie à Jeune Afrique notre ancien comzone.
Mercenaire
Lorsque l’armée française riposte, les pilotes des Sukhoi et les techniciens ont déjà été escortés vers l’hôtel Président de Yamoussoukro par une compagnie d’infanterie dirigée par William Van Deventer, un mercenaire sud-africain aux ordres de Mangou, et qui avait l’oreille de Gbagbo. Que sont-ils ensuite devenus? Sur ce point, les versions divergent. Dans un documentaire de Canal+ diffusé en 2015, l’Ivoirien André Ouraga, qui traduisait les propos de l’équipage, affirme qu’au moins un des pilotes biélorusses, Yury Sushkin, faisait partie des quinze personnes qui composaient l’équipage de Yamoussoukro (neuf Ukrainiens, quatre Biélorusses, deux Russes) détenu pendant quatre jours dans une « base militaire d’Abidjan, contrôlée par l’armée française ».
Une version démentie par une note déclassifiée de la Dgse dans laquelle est listée l’identité des personnes retenues à Abidjan. Jean-Jacques Fuentès, un mercenaire français présent à Yamoussoukro au moment de l’opération Dignité, affirme de son côté, que les pilotes ont « été dispatchés dans différentes villas de réception faisant partie de l’enceinte de la présidence de Yamoussoukro, avant d’être exfiltrés au Ghana via Abidjan ». Une seule chose semble certaine: la trace des deux pilotes est retrouvée le 16 novembre au Togo, à la frontière avec le Ghana.
Alors qu’ils se présentent comme « mécaniciens agricoles », ils sont arrêtés et placés en garde à vue. Prévenues par le ministre togolais de l’Intérieur, François Boko, les autorités françaises les laissent finalement repartir deux semaines plus tard. On ne les reverra plus jamais, alors que seuls leurs témoignages pourraient aujourd’hui lever le voile sur les dernières interrogations entourant encore ce drame.
Source : Jeune Afrique